Les villes sont de plus en plus semblables, standardisées et interchangeables. Partout, nous nous comportons de la même manière, avons les mêmes objets dans nos poches et nos sacs à main. Pourquoi n'écouterions-nous pas, dans la foulée, la même musique, ne danserions-nous pas de la même façon, après avoir pris les mêmes drogues ? C'est si agréable quand tout le monde est d'accord. Mais les murs de la prison sont aujourd'hui enfin visibles : gris et ornés de barbelés élégants, nous rappelant que l'harmonie est un mensonge, une fiction commode. Dans un éclair de lucidité, nous réalisons qu'en réalité, cette uniformité est d’un ennui mortel. Nous avons besoin de différences significatives et de ce besoin peuvent germer les graines de la révolution.
Les longues périodes de stase sont une norme dans l'histoire de l'art, et elles sont souvent ponctuées par des révolutions. Pensez à tous ces siècles de peintures religieuses assommantes au Louvre, avant que Velázquez et Rembrandt ne renversent la table. Les monochromes noirs sont devenus à la mode pendant la période de l'expressionnisme abstrait, culminant avec Mark Rothko, Robert Motherwell et Ad Reinhardt. Les critiques craignaient alors la fin de l'art, mais sans raison. Il était impossible que les gens puissent se satisfaire indéfiniment d'un art monochrome, car, contrairement aux chiens, nous sommes également en mesure de voir des couleurs éclatantes. Ce déterminisme biologique se transpose parfaitement à la musique. La dictature du 4/4 ne signe pas la fin de l'histoire de la musique, car nous sommes capables de percevoir d'autres rythmes, y compris le polymètre, tout comme la tyrannie de la gamme majeure ne durera pas éternellement non plus, car nous pouvons percevoir bien d'autres tonalités.
Le Berlin des années 1990 était un épicentre de liberté relative. Alors que les citoyens de la RDA affluaient vers l'Ouest, les punks empruntaient la direction opposée, squattant des quartiers entiers de Berlin-Est. Coupé·e·s du consumérisme et livré·e·s à elleux-mêmes, ils ont créé par nécessité une culture propre, vivante et diverse. Les squats ont, pour la plupart, été écrasés sous les roues de l'embourgeoisement, mais tous n'ont pas été oubliés. Nombre de leurs ancien·ne·s habitant·e·s sont toujours là, plus âgé·e·s, parfois plus sages et plus pragmatiques, avec de vrais emplois et un véritable pouvoir. Grâce à leurs efforts, Berlin constitue aujourd'hui la capitale officieuse de la musique électronique, et le point de départ idéal pour déclencher une émeute de prisonnier·ère·s.
Les révolutions commencent souvent modestement. Il n’est pas stratégique de tout bouleverser en même temps, ou comme le Géant l'a si bien dit dans Twin Peaks, "Un chemin se forme en posant une pierre à la fois." Nous serions bien avisé·e·s de nous préoccuper du systématisme de la gamme majeure ultérieurement, et de commencer d'abord par remettre en question la conformité rythmique, nettement plus flagrante et plus évidente à aborder sans formation musicale. Ce que nous proposons n'est rien de moins qu'une hérésie rythmique. Les DJ sont les premiers influenceur·euse·s et seront des allié·e·s indispensables pour déployer cette hérésie, de l’épicentre du mouvement jusqu’à sa périphérie. Quelle ironie de penser que les mêmes personnes qui ont construit et maintenu l'orthodoxie puissent contribuer à sa perte !
Comme d’habitude, le véritable méchant de cette affaire est finalement le capitalisme de marché néolibéral. Les entreprises nous maintiennent occupé·e·s à nous vendre auprès d’inconnu·e·s et à accumuler les "likes", selon le principe de l’adage “diviser pour mieux régner”. La vie est réduite à un vulgaire concours de popularité, à la manière d’une émission de téléréalité. Se hisser au sommet de la pyramide du DJ est une victoire à la Pyrrhus, comme traverser un pont qui ne mène nulle part. Nous devrions nous demander non pas "comment puis-je jouer le jeu du système", mais "comment puis-je renverser le système avant qu'il ne nous tue tou·te·s ?". Et pour se faire, nous devons devenir moins compétitif·ve·s et individualistes, et plus solidaires. La route vers une musique inspirante et stimulante passe nécessairement par un séjour en terre inconnue, et tout ce qui viendra ensuite se heurtera sûrement à une forte résistance. Cela sera peut-être inconfortable, mais, au moins, ce ne sera pas ennuyeux.
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Traduction : Bettina Forderer