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Pas d'émission programmée.
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La pyramide du DJ, par Chris Korda
Publié par Chris Korda le 07.11.22

La pyramide du DJ, par Chris Korda

Chris Korda n’a jamais eu peur de jouer les trouble-fêtes. Dans l’Amérique conservatrice des années 90, la musicienne n’hésitait déjà pas à agiter férocement la conscience collective sur la question environnementale grâce à des actions spectaculaires, alors que la conscience écologique était bien moins éveillée qu’aujourd’hui  - pour celleux qui ne la connaîtrait pas, elle s’est fait connaître en créant l’Eglise de l’Euthanasie, une fausse secte pronant, comme son nom l’indique, l’euthanasie de masse pour le bienfait de la planète.  


Militante radicale mais aussi artiste novatrice, c’est aujourd’hui contre la chute de la diversité culturelle qu’elle s’insurge sur Station Station. A l’origine d’une œuvre musicale variée comptabilisant à la fois des hits techno underground et des compositions ambient générées de manière algorithmique, elle nous livre une missive brûlante contre une certaine club music qui serait, à ses yeux, de plus en plus standardisée. En cause : l’économie du club, qui favoriserait des sons stéréotypés pour ne pas faire fuir les danseur·euses. Contre l’hégémonie de la techno four-to-the-floor, elle nous invite alors à embrasser une “hérésie rythmique”.

Les musicien·nes électroniques sont de plus en plus contraint·es à produire l'équivalent d'un papier peint sonore pour soirées. A dire vrai, la plupart n'apprécient guère la situation, mais répugnent à s’en plaindre hors de la sphère privée par crainte de faire des vagues dans le secteur de la "musique fonctionnelle” dont dépendent l'essentiel de leur gagne-pain. De fait, ces revenus diminuent au fur et à mesure que le produit devient de plus en plus virtuel, ce qui le rend facile à voler ; et parce que YouTube, alias Google, écrase les autres plateformes de streaming qui faisaient, au moins, un effort symbolique pour payer les artistes. Résultat : de nombreux labels font faillite, et la plupart de ceux qui tiennent encore le coup s'avèrent peu enclins à prendre des risques.


Etant donné que le gâteau s’amenuise, on ne s’étonnera guère de constater que quantité de producteur·rices s’imitent les uns des autres, produisant une musique légèrement différente mais pas trop, dans l’espoir de devenir l’artiste du moment. Iels regardent nerveusement par-dessus l’épaule du·de la voisin·e, conscient·e que s'iels s’éloignent un peu trop des sentiers battus, iels risquent de perdre leur place au profit d'un·e autre qui plaît davantage au public. Nous pouvons prétendre désirer quelque chose de nouveau mais, en pratique, nous préférons souvent ce qui nous est familier, que nous aimons déjà et avec lequel nous avons grandi. C'est ainsi que nous nous retrouvons avec des milliers de disques presque identiques.


Pour sortir de cette impasse, il faut avant tout remettre en question la conception de la musique comme simple moyen de fluidifier les soirées. Et pour cela, nous devons recommencer à l’écouter, au lieu de nous contenter de faire la fête. Mais pour se révolter et échapper à cette prison du plaisir, il faut d'abord prendre conscience qu’elle existe. Tant que nous sommes pris·es dans l’extase de la fête, ses murs restent recouverts d'un brouillard mental et physique. Mais ce matin, le ciel est dégagé, alors profitons-en pour les regarder de près. Et il ne s’agit pas simplement d’une image : ces derniers sont malheureusement bien réels, et résultent d'investissements massifs.

Chris Korda par Nina Raasch

Visualisez les milliers de boîtes de nuit et de discothèques du monde entier, qui jouent toutes, jour et nuit, le même rythme 4/4 (boum, clap, boum, clap). Autour de ce rythme implacablement monotone, un ordre économique et social mondial s'est construit. Nous appelons cette structure “la pyramide du DJ”, non seulement parce qu'elle est hiérarchique, mais aussi parce qu'elle est vaste, solide comme un roc et apparemment immuable. Le volume des ventes d'alcool généré dans ces lieux justifie, à lui seul, une résistance farouche au moindre changement. Les hiérarchies opposent un barrage naturel au changement parce que celleux qui sont au sommet tiennent à conserver leurs privilèges. Certaines personnes gagnent beaucoup d'argent grâce à la pyramide du DJ, et elles n'apprécieraient probablement pas de lire ces lignes.

Le rythme disco est désormais gravé dans nos cerveaux comme un tatouage mental. C'est comme si nous avions un réceptacle dans la tête, parfaitement moulé pour s'adapter au seul et unique modèle du disco mondial. Comme le plastique, il est partout et à l’intérieur de toutes choses : non seulement dans les clubs, mais aussi dans les films, à la télévision, dans la publicité, les restaurants, les centres commerciaux… Nous nageons tellement dedans que nous ne le remarquons pas, de la même manière que les poissons ne prêtent pas attention à l'eau qui les entoure. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. À la fin des années 1970, notre environnement musical était encore relativement diversifié. Le disco était une espèce relativement nouvelle, en concurrence avec de nombreuses autres, dont certaines n'étaient pas en 4/4 (si vous en doutez, écoutez "Close to the Edge" de Yes).

 

Aujourd'hui, presque chaque pays développe sa version propre du rythme mondial, avec des paroles adaptées dans la langue nationale et parfois, quelques accents instrumentaux traditionnels, mais toujours construit sur le même châssis 4/4 du disco. Le glaçage varie, mais le gâteau reste le même : le goût familier, écœurant et sucré de la fête sous la boule à facettes, coincé dans la cage dorée de la prison du plaisir. Les entreprises médiatiques américaines ont mené une guerre culturelle et l’ont gagnée. Le disco a été transplanté aux quatre coins de la planète et, presque du jour au lendemain, la prison américaine est devenue la prison mondiale.

Même la critique de l'ennui devient ennuyeuse. Ce débat court depuis 1998 au moins, année où le slogan de la Love Parade était “one world one future” ("un monde, un avenir"). Ce slogan, ouvertement totalitaire, signalait que le disco est une idéologie expansionniste. L'empire ne se reposera pas tant que tous ses concurrent·e·s n'auront pas été éliminé·e·s et que chaque individu ne sera pas confortablement installé dans sa cellule, synchronisé sur le même rythme. La destruction de la diversité biologique s'accompagne d'une destruction parallèle de la diversité culturelle, comme si tout cela était prémédité, ce qui est le cas. Les plus jeunes ne se rendent pas compte que le monde était autrefois plus diversifié sur le plan biologique et culturel, car il est difficile de regretter ce que l'on n'a jamais connu. En biologie, ce phénomène est connu sous le nom de "shifting baseline" (le syndrôme du déplacement de la ligne de référence), à ne pas confondre avec "shifting bassline" (ligne de basse changeante, au sens du polymètre, ce qui serait un pas dans la bonne direction).

Chris Korda par Nina Raasch

Les villes sont de plus en plus semblables, standardisées et interchangeables. Partout, nous nous comportons de la même manière, avons les mêmes objets dans nos poches et nos sacs à main. Pourquoi n'écouterions-nous pas, dans la foulée, la même musique, ne danserions-nous pas de la même façon, après avoir pris les mêmes drogues ? C'est si agréable quand tout le monde est d'accord. Mais les murs de la prison sont aujourd'hui enfin visibles : gris et ornés de barbelés élégants, nous rappelant que l'harmonie est un mensonge, une fiction commode. Dans un éclair de lucidité, nous réalisons qu'en réalité, cette uniformité est d’un ennui mortel. Nous avons besoin de différences significatives et de ce besoin peuvent germer les graines de la révolution.

Les longues périodes de stase sont une norme dans l'histoire de l'art, et elles sont souvent ponctuées par des révolutions. Pensez à tous ces siècles de peintures religieuses assommantes au Louvre, avant que Velázquez et Rembrandt ne renversent la table. Les monochromes noirs sont devenus à la mode pendant la période de l'expressionnisme abstrait, culminant avec Mark Rothko, Robert Motherwell et Ad Reinhardt. Les critiques craignaient alors la fin de l'art, mais sans raison. Il était impossible que les gens puissent se satisfaire indéfiniment d'un art monochrome, car, contrairement aux chiens, nous sommes également en mesure de voir des couleurs éclatantes. Ce déterminisme biologique se transpose parfaitement à la musique. La dictature du 4/4 ne signe pas la fin de l'histoire de la musique, car nous sommes capables de percevoir d'autres rythmes, y compris le polymètre, tout comme la tyrannie de la gamme majeure ne durera pas éternellement non plus, car nous pouvons percevoir bien d'autres tonalités.

Le Berlin des années 1990 était un épicentre de liberté relative. Alors que les citoyens de la RDA affluaient vers l'Ouest, les punks empruntaient la direction opposée, squattant des quartiers entiers de Berlin-Est. Coupé·e·s du consumérisme et livré·e·s à elleux-mêmes, ils ont créé par nécessité une culture propre, vivante et diverse. Les squats ont, pour la plupart, été écrasés sous les roues de l'embourgeoisement, mais tous n'ont pas été oubliés. Nombre de leurs ancien·ne·s habitant·e·s sont toujours là, plus âgé·e·s, parfois plus sages et plus pragmatiques, avec de vrais emplois et un véritable pouvoir. Grâce à leurs efforts, Berlin constitue aujourd'hui la capitale officieuse de la musique électronique, et le point de départ idéal pour déclencher une émeute de prisonnier·ère·s.

Les révolutions commencent souvent modestement. Il n’est pas stratégique de tout bouleverser en même temps, ou comme le Géant l'a si bien dit dans Twin Peaks, "Un chemin se forme en posant une pierre à la fois." Nous serions bien avisé·e·s de nous préoccuper du systématisme de la gamme majeure ultérieurement, et de commencer d'abord par remettre en question la conformité rythmique, nettement plus flagrante et plus évidente à aborder sans formation musicale. Ce que nous proposons n'est rien de moins qu'une hérésie rythmique. Les DJ sont les premiers influenceur·euse·s et seront des allié·e·s indispensables pour déployer cette hérésie, de l’épicentre du mouvement jusqu’à sa périphérie. Quelle ironie de penser que les mêmes personnes qui ont construit et maintenu l'orthodoxie puissent contribuer à sa perte !

Comme d’habitude, le véritable méchant de cette affaire est finalement le capitalisme de marché néolibéral. Les entreprises nous maintiennent occupé·e·s à nous vendre auprès d’inconnu·e·s et à accumuler les "likes", selon le principe de l’adage “diviser pour mieux régner”. La vie est réduite à un vulgaire concours de popularité, à la manière d’une émission de téléréalité. Se hisser au sommet de la pyramide du DJ est une victoire à la Pyrrhus, comme traverser un pont qui ne mène nulle part. Nous devrions nous demander non pas "comment puis-je jouer le jeu du système", mais "comment puis-je renverser le système avant qu'il ne nous tue tou·te·s ?". Et pour se faire, nous devons devenir moins compétitif·ve·s et individualistes, et plus solidaires. La route vers une musique inspirante et stimulante passe nécessairement par un séjour en terre inconnue, et tout ce qui viendra ensuite se heurtera sûrement à une forte résistance. Cela sera peut-être inconfortable, mais, au moins, ce ne sera pas ennuyeux.

Sur le même sujet : retrouvez le replay du talk de Chris Korda lors de son passage à la Station - Gare des Mines le 1er octobre 2021 pour le festival Pagaille ici

Traduction : Bettina Forderer